Pesticides, le scandale français
La lecture, en octobre dernier, d’un article de Franck Dubourdieu, ingénieur agronome, œnologue et médecin bordelais, dénonçant l’usage massif des pesticides dans le vignoble français, a réveillé l’indignation de notre rédaction. Cette indignation n’est pas nouvelle, mais l’article mettait implacablement en lumière l’inertie coupable, voire la complicité objective du monde agricole et viticole de notre pays face à un enjeu majeur de santé publique.
Pour ceux qui ignoreraient ce qui se cache derrière ce mot, rappelons que les pesticides (insecticides, raticides, fongicides, et herbicides) sont des composés chimiques dotés de propriétés toxiques, utilisés par les agriculteurs pour lutter contre les animaux (insectes, rongeurs) ou les plantes (champignons, mauvaises herbes) jugés nuisibles aux plantations. Avec 66 600 tonnes en 2015, la France est, de loin, le premier utilisateur européen et le troisième au monde après les États-Unis et le Japon. La vigne, avec moins de 3 % de la surface agricole, représente 20 % des usages (il s’agit pour 80% de fongicides).
Apparus massivement après la Seconde Guerre mondiale, les pesticides ont été perçus comme un “progrès”, facilitant les pratiques agricoles et les rendements, avant que l’on prenne conscience de leur dangerosité pour la santé humaine et pour l’environnement. Des centaines d’études confirment un lien entre l’exposition aux pesticides et l’apparition de pathologies chroniques lourdes, notamment des affections aiguës, cutanées, respiratoires ou digestives. Ces derniers temps, les agriculteurs victimes de maladies professionnelles reconnues multiplient les procès contre les firmes productrices.
Au-delà de ce triste constat, l’attitude des pouvoirs publics français et des institutions agricoles ou viticoles est révoltante. On aurait pu espérer une prise de conscience face à cette question de santé publique. En réalité, tous ces organismes pratiquent la trop célèbre politique de l’autruche en niant l’ampleur du problème, voire en dénigrant ceux qui pratiquent une agriculture ou une viticulture bio permettant de s’affranchir de l’usage des pesticides.
Comme en son temps pour l’amiante ou le tabac, l’omerta est la règle. L’État, le ministère de l’Agriculture, la toute puissante FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) et les grandes coopératives agricoles où s’approvisionnent les exploitants en semences et produits, tous minimisent les dangers des pesticides. Ils mettent en avant leur impact favorable aux rendements, avec, évidemment, l’aide plus ou moins discrète de l’industrie chimique, notamment via les “experts” chargés de définir ce danger et qui sont souvent liés plus ou moins directement aux grandes firmes, en particulier au sein de l’INRA dont les travaux de recherche sont en partie financés par le secteur privé. On pourrait aussi citer l’attitude de la MSA (la sécurité sociale agricole) qui freine la reconnaissance en maladies professionnelles des pathologies dont sont victimes les agriculteurs ou les viticulteurs à la suite de l’utilisation de pesticides.
Le sommet de l’hypocrisie est atteint avec la promotion de “l’agriculture raisonnée”, véritable escroquerie intellectuelle qui cherche à donner une image de “presque bio” à un usage simplement à peine plus modéré des pesticides.
Plus révoltant encore, non seulement les institutions agricoles ne font rien pour limiter l’usage de ces produits nocifs, mais elles attaquent sans merci ceux qui pratiquent une agriculture ou une viticulture biologique. Les groupes de pression de l’industrie chimique ont ainsi fait obstruction à l’homologation des préparations naturelles (infusions de plantes comme l’ortie, la prêle, la camomille, etc.) comme alternative aux molécules de synthèse. En 2016, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a bien fini par accepter que ces préparations naturelles soient autorisées, mais en tant que bio-stimulant et non comme produit de substitution aux pesticides…
Enfin le monde agricole “officiel” ne cesse de dénigrer insidieusement l’agriculture et la viticulture bio. Depuis longtemps il cherche à faire systématiquement peur en prédisant l’effondrement des rendements. Il a ensuite dénoncé l’usage du cuivre, soi-disant plus dangereux que les pesticides. Pire encore, comme dans le Bordelais, notamment via le CIVB (Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux), en diffamant des viticulteurs bio accusés à tort (on s’en est rendu compte ensuite) d’avoir intoxiqué des enfants de l’école de Villeneuve-de-Blaye par leurs traitements. Le CIVB se distingue d’ailleurs régulièrement par ses propos “anti bio”, mettant en avant le climat bordelais qui rendrait ces pratiques trop difficiles et périlleuses pour la viabilité de l’économie viticole du secteur (on en sourit encore à Pontet-Canet …).
Et ce ne sont pas les mesures récentes comme l’interdiction de l’usage des pesticides dans les espaces verts et lieux publics par l’État, les organismes publics et les collectivités territoriales ni celle de leur vente aux particuliers (jardins) qui vont changer grand-chose, quand on sait que cet ensemble représente moins de 10 % de leur utilisation en France…
Soyons clairs. Ce que nous attendons, c’est une politique franche et nettement engagée en faveur de l’agriculture (et donc de la viticulture) bio avec une sortie réglementaire de l’engrenage des pesticides, notamment par l’octroi d’aides financières pour faciliter une transition qui demandera évidemment de nombreuses années. Combien faudra-t-il encore de morts pour que les autorités de ce pays prennent enfin conscience de la gravité de la situation ?
PHILIPPE BARRET