Bordeaux entre déni et panique
De lourds nuages noirs commencent à s’empiler dans le ciel bordelais dont les appellations présentent à peu près tous les symptômes de la maladie redoutable qui mine le vin français depuis quelques années.
Sa manifestation la plus inquiétante est certainement la baisse inexorable de la consommation de vin dans notre pays (Cf. Éditorial R&B n°150). Cette décroissance est nettement plus critique pour les rouges, surtout les plus puissants. Alourdis par leurs élevages boisés qui renforcent la sensation tannique, les bordeaux sont malheureusement en première ligne…
De plus en plus de cavistes ou de restaurants bistronomiques “dans l’air du temps” ne proposent pratiquement plus de bordeaux à la vente. Les évolutions de la cuisine vers une nourriture moins carnée et plus végétale favorisent la consommation de blancs et de rouges plus digestes que la quasi-totalité des bordeaux actuels. N’en déplaise aux nostalgiques, le monde et les goûts changent.
Aujourd’hui les stocks invendus du négoce bordelais (qui commercialise la grande majorité des crus classés) atteignent un niveau préoccupant. Certains châteaux connus, même s’ils ne font pas partie des plus médiatisés, n’arrivent même plus à vendre leur production au négoce.
La conjoncture est encore pire dans les appellations peu prestigieuses du vignoble de l’Entre-Deux-Mers où la situation est alarmante… Cette crise profonde se matérialise par une première vague d’arrachage de 8 000 ha de vignes dans les mois à venir (l’équivalent de la moitié du vignoble alsacien…).
Cette récession est d’autant plus inquiétante que peu de voix s’élèvent pour encourager la recherche active de remèdes à moyen et long termes. Dans ce contexte, la prise de parole récente d’un personnage emblématique du Bordelais, l’omniprésent œnologue Michel Rolland, très lié à Robert Parker, est tragique. Dans une interview publiée par le Figaro Vin le 25 mai dernier, il vilipendait toute tentative d’adaptation des pratiques en cours dans le Bordelais : « Beaucoup de vins sont marqués par la fraîcheur, le fruité, la buvabilité, et je trouve tout cela presque indécent à Bordeaux. La majorité des producteurs affirment que ce sont les consommateurs qui demandent cette évolution du vin… Et moi, je dis que ce n’est pas vrai. Ce ne sont pas du tout les consommateurs qui veulent cela. C’est une tendance, presque plus médiatique que de consommation. »
De manière tout aussi passéiste, il s’en prenait au “bio” : « Il se raconte n’importe quoi sur ce sujet. Et je suis bien placé pour savoir que les discours qui sont tenus sont la plupart faux. Nous atteignons à peine 15 % de “bio” sur la totalité de la production agricole, et je ne parle même pas du vin. Et en plus, sur les 15 %, il y en a quatre sur cinq qui nous mentent. »
Ce type de déni est grave car il dissuade les Bordelais de combattre cette crise autrement que par la politique de l’autruche et le rejet des responsabilités.
Bordeaux a longtemps été un phare du vin français dans le monde, symbole d’une qualité et d’un art de vivre qui ont fait rayonner notre pays sur tous les continents. Loin de nous l’idée de jouer aux “œnologues de comptoir”, mais pour que ce rayonnement se prolonge, il est vital que Bordeaux remette en cause son modèle en se questionnant sur des cépages moins tanniques, des vinifications plus délicates, des élevages faisant appel à des matériaux plus neutres que le bois neuf. Les vins que nous mettons en avant dans notre revue, essentiellement “bio”, souvent “nature”, démontrent que de telles évolutions sont possibles pour des vignobles dont les rouges ont été touchés par les mêmes maux, en Languedoc notamment. Parfois, grâce à des modifications de pratiques, les résultats obtenus en quelques années sont spectaculaires (comme au Prieuré de Saint Jean de Bébian, R&B n°150).
Le “Bordeaux bashing” a parfois été excessif dans le milieu du vin, car il y existe évidemment de très bons vins faciles à boire et il est vrai que quelques grands crus prennent une patine envoûtante après une longue garde. Il n’en reste pas moins que les excès “parkeriens” ont malheureusement laissé des traces d’autant moins faciles à effacer que leurs promoteurs ne semblent pas vouloir apprendre de leurs erreurs…
LE ROUGE & LE BLANC