Le danger naquit un jour de l’uniformité…
Il y a des coïncidences qui ne trompent pas. Dans ce numéro, trois articles mentionnent les méfaits d’une évolution qui réduit la diversité des cépages du vignoble français, mais aussi, comme on le découvre dans la passionnante interview d’un boulanger, des variétés de blé tendre destinées à être panifiées (plus des deux tiers ont disparu en moins d’un siècle…). On apprend qu’à Cahors l’Inao a interdit le valdiguié et le jurançon noir, des cépages pourtant admis au début de l’histoire de cette appellation. Enfin, dans notre rubrique “Livres”, l’ouvrage À la rencontre des cépages modestes & oubliés dénonce la véritable “épuration” qui a frappé le vignoble français après le phylloxéra, pour conduire au fil des ans à la domination excessive d’une vingtaine de grands cépages « nobles. »
On aurait tort de ne voir, dans notre inquiétude face à cette évolution, qu’une forme de nostalgie un peu folklorique du “bon vieux temps” ou, pire encore, comme un refus du “progrès”. Au contraire, notre souci est celui de l’avenir. En réalité ce phénomène a deux grandes conséquences qu’il est devenu impératif de dénoncer.
Premièrement, la disparition de nombreux cépages ancestraux se traduit par une moindre diversité gustative des vins. Même s’il existe de très grands vins issus d’un seul cépage, il y a de nombreuses régions (en particulier toutes les appellations du sud-est ou sud-ouest de la France) où l’assemblage est la tradition. Si vous interdisez à un auteur l’utilisation de plusieurs lettres de l’alphabet pour écrire un roman, vous risquez de castrer quelque peu sa créativité… Et pourtant c’est bien ce qui se passe parfois. On ne comprend toujours pas, par exemple, pourquoi l’Inao, dans le Rhône sud (sauf à Châteauneuf), a interdit le picardan en blanc ou a limité (généralement à 15 %) certains cépages ancestraux comme la counoise, le vaccarèse, le muscardin et le terret noir dans les vins rouges. Tout en obligeant les vignerons à utiliser un minimum de 20 ou 25 % de syrah ou mourvèdre, à l’occasion pompeusement baptisés cépages “améliorateurs”. Les vraies raisons ? Ces fameux “améliorateurs” sont surtout, selon nous, généralement beaucoup plus faciles à cultiver et les dirigeants de la viticulture font ainsi plaisir aux groupes de pression productivistes de l’agriculture française, si chers à la FNSEA…
La seconde conséquence est encore plus grave. C’est la vie du vignoble français tout entier qui a été fragilisée par cette volonté de ne voir “qu’un seul pied”, à la fois en cherchant à restreindre le nombre de cépages à quelques noms connus du monde entier (pour faire plaisir aux “marchands” de tout poil), mais aussi en limitant la famille d’un même cépage à quelques individus reproduits infiniment et à l’identique grâce au clonage généralisé, ce qui a considérablement fragilisé la vie du vignoble français. Des maladies incurables du bois se répandent aujourd’hui dans toutes les régions. Guy Kastler, ancien vigneron en Languedoc et délégué général du réseau Semences paysannes, le souligne : « Les vignes d’aujourd’hui ne durent plus un ou deux siècles. Elles montrent un dépérissement beaucoup plus rapide qu’autrefois. Le matraquage chimique des sols ou la machine à vendanger y sont pour quelque chose aussi, mais la non-durabilité des plants vendus aujourd’hui est, elle aussi, incontestable. » Jean-Philippe Roby, enseignant-chercheur à l’Enita de Bordeaux (école d’ingénieurs-agronomes), ajoute : « On a effectivement perdu en diversité, donc on a perdu des individus plus aptes que d’autres à résister à certaines maladies. » Et ce dépérissement est responsable de la disparition chaque année de près de 5 % du vignoble !
Autre scandale, la plantation d’une sélection clonale ouvre droit aux primes de plantation, contrairement à la sélection massale, plus pointue, plus longue et donc plus onéreuse. Apparue dans les années soixante-dix, la sélection clonale aboutit à ce qu’un hectare de vigne soit composé au mieux de trois clones différents, au pire d’un seul. Alors que, grâce à sa diversité, la sélection massale, surtout quand elle est doublée d’une greffe “sur pied” (voir notre article sur la greffe, R&B n°119) constitue un rempart plutôt efficace face aux maladies du bois. Philippe Pacalet, vigneron bourguignon bien connu des lecteurs de LeRouge&leBlanc, dans un article du Monde publié par Jp Géné en 2013, faisait même remonter le début de la dégénérescence de la vigne à 1789. Autrefois les moines semaient des pépins de raisin qui donnaient des plants sélectionnés et multipliés par fécondation. Le brassage était permanent. Ce processus s’est arrêté en 1789. En vidant les monastères on a stoppé la reproduction sexuée de la vigne, figeant en quelque sorte le matériel végétal de la vigne française. Elle s’est ensuite reproduite de façon asexuée, d’abord essentiellement par marcottage (l’action d’enterrer, sans le détacher de la souche mère, un sarment qui produira des racines), puis par clonage et sélection massale.
Malheureusement, sauver des cépages oubliés n’intéresse pas grand monde. Ni les dirigeants viticoles, ni les gros domaines “industriels”, ni le négoce, qui préfèrent tous vendre facilement du cabernet ou du chardonnay. Et le législateur risque même d’aller encore plus loin en légalisant un jour le transgénique sous la pression des firmes concernées.
Et pourtant, quand la biodiversité s’appauvrit en perdant des gènes précieux, on perd aussi des goûts d’autrefois, ce qui navre Jacques Aubourg, ancien enseignant, maître de conférences à l’université d’Angers et grand défenseur de la pluralité génétique : « L’appauvrissement de la biodiversité est aussi un appauvrissement humain. On pense toujours à l’environnement, mais c’est nous-mêmes qui nous appauvrissons. Nous ne perdons pas que des gènes : nous perdons aussi notre aptitude à goûter le monde. »
PHILIPPE BARRET