Réveiller les mémoires
Qui se souvient, aujourd’hui, du vignoble des Mées, dans les Alpes-de-Haute-Provence ? Du vignoble de Haute-Loue, dans le Doubs ? Qui se souviendra, peut-être demain, du vignoble d’Estaing dans l’Aveyron, jeune AOC de 20 ha, dont l’existence ne tient plus qu’au seul fil d’une cave coopérative et de ses six coopérateurs, le dernier vigneron indépendant ayant cessé son activité l’année passée. Dans son numéro d’été, LeRouge&leBlanc se souvient également de l’épopée viticole du chasselas de Thomery et de ses murs, en Seine-et-Marne. Vignoble singulier dont la simple histoire peine pourtant à exister aujourd’hui.
Les vignobles ne sont pas immuables. Au gré des vicissitudes de l’histoire, phylloxéra, guerre, industrialisation, urbanisation, consommation, le paysage viticole français s’est considérablement modifié. On comptait ainsi 2 400 000 ha de vignes en 1875, mais plus que 786 000 ha en 2015. Si, parmi ces vignes disparues, la majorité d’entre elles n’avait qu’un intérêt quantitatif qui répondait aux besoins locaux de vins ordinaires, d’autres, en revanche, manifestaient une qualité reconnue.
Le vignoble de Saumur-Champigny, dans la vallée de la Loire, n’est pas menacé de disparition physique, lui, bien au contraire. Mais deux de ses Clos emblématiques courent un autre genre de danger : la perte de l’esprit. Entre spéculations relatives à l’avenir du Clos Rougeard et atermoiements concernant le futur du Clos Cristal, dont la saga est également relatée dans ce numéro, les vignes de ces domaines suscitent, aujourd’hui, bien des convoitises. Une situation inédite pour la région et dont on peut craindre les dérives. Alors que des pans d’histoire viticole passent actuellement entre les mains de capitaines d’industrie en quête de symboles prestigieux pour dorer leur blason, la vigilance est de mise, tant les conséquences de tels achats se sont déjà révélées préjudiciables au devenir et à la vitalité de certaines régions viticoles.
Mais les chroniques de morts annoncées n’ont pas toujours une issue fatale. À Condrieu, dans la vallée du Rhône, le vignoble est aujourd’hui prospère. Pourtant, après avoir subi la crise phylloxérique, les nombreux départs pour le front de la Première Guerre mondiale et l’exode lié à l’industrialisation naissante, il ne restait que peu de bras pour travailler les coteaux escarpés. Au début des années cinquante, tout juste 7 ha demeuraient encore en production sur l’appellation. Le Marché des vins de Condrieu - le plus ancien de la région - avait même dû fermer... faute de vignerons participants. Sous la houlette et avec l’opiniâtreté, entre autres, de Georges Vernay, l’AOC a, petit à petit, repris possession de ses coteaux et retrouvé de sa superbe. Le vignoble compte désormais 165 ha de vignes et ses vins s’arrachent, à prix fort, à travers le monde.
On pourrait citer également, plus récemment, la renaissance des spectaculaires coteaux de Cevins en Savoie, grâce à Michel Grisard, celle du vignoble historique de Corrèze avec Didier Mouton, l’association Vignes et Vignerons du Trièves qui a fait renaître la viticulture en Isère, voire le récent renouveau de la vigne dans la partie française de la vallée de la Moselle. Georges Vernay nous a quittés le mois dernier, mais son héritage subsiste. Puisse-t-il inspirer une nouvelle génération de vignerons passionnés, seuls capables d’entretenir cet esprit indispensable à la vitalité des vignobles et des vins que nous aimons. Seuls capables, aussi, de réveiller les mémoires.
FABRICE TESSIER