Le grand Monopoly des vignes françaises
Il en va des beaux vignobles comme il en va des belles voitures ou des oeuvres d'art : ils suscitent la convoitise. Ces derniers mois, nous avons appris coup sur coup le rachat du Clos Rougeard à Saumur par Martin Bouygues et celui du Clos de Tart à Morey-Saint-Denis par la famille Pinault. Nous ne verserons pas de larmes sur le prix payé dans le cas du second, on parle de la somme astronomique de 250 millions d'euros, une friandise pour Artemis, maison-mère de Keiring qui vient d'annoncer d’excellents résultats. D'ailleurs, les prix des bouteilles de cette propriété étaient déjà totalement hors de portée de l'amateur moyen, environ trois cent euros pour le premier vin et au-delà de la centaine d'euros pour la forge de Tart, un tarif qui frisait le ridicule, tant sa qualité semblait déconnectée.
En revanche nous ne pouvons que regretter que la légendaire générosité des Foucault trouve une fin aussi amère. Il ne peut y avoir de plus grand fossé entre les valeurs qu'ils ont mis en avant pendant des décennies et celles du jeu capitalistique mondial. Malgré leur envolée sur le marché gris, les prix des vins au domaine restaient accessibles aux heureux allocataires et n'avaient que très peu augmenté en dépit de leur notoriété grandissante.
Se pose la question du paysage qui est en train de se dessiner. Chaque succession, chaque mésentente entre héritiers d'un grand domaine sur la continuation va créer l'opportunité d'un rachat par un gros groupe. Pinault, Arnault font la course aux acquisitions (rachats du domaine Engel, de Château Grillet pour le premier, acquisitions d'Yquem, de Cheval blanc, du Clos des Lambrays pour le second). Tout ceci ne fera certainement pas les affaires des amateurs à qui le marketing des marques de luxe sera appliqué sans pitié. Car ce n'est pas la philanthropie ou la magnanimité qui poussent les plus grosses fortunes à chasser terroir. Il ne s'agit en fait que d'investir des profits récurrents dans ce qui est rare et donc dans ce qui peut le devenir encore plus grâce à un savant dosage de disponibilité et de communication.
L'exemple de la politique suivie par le château Latour est édifiant. Racheté par Artemis (la holding des Pinault) en 1993, le premier cru classé de Pauillac avait annoncé en 2012 son intention de ne plus proposer son vin en primeurs mais directement depuis les chais après une période de vieillissement opportune. On voit bien la ficelle : Latour a voulu s'affranchir d'un système qui favorisait des prix potentiellement plus sages lors des petits millésimes ou lorsque la situation économique mondiale ne permettait pas d'écouler au prix fort comme en 2008. L'argument marketing de faire bénéficier du stockage dans les chais du château est surtout un leurre pour déstocker à prix fort lorsque le contexte est porteur. Pas dupe, le marché ne semble pas plébisciter cette nouvelle façon de faire. Edifiant aussi, le parcours des prix aux enchères du Château Grillet depuis son rachat par le groupe il y a 6 ans et en particulier depuis 2014.
Quid de la philosophie du paysan-vigneron, de la continuité de son projet, du moment passé en cave avec la pipette, de l'échange sur le vin tiré du fût ? Quid de l’effet millésime, du caractère du vin lorsque les hommes qui étaient aux manettes seront remplacés ? On s'acheminera plutôt vers le désert de la relation commerciale où il faudra probablement même payer d'avance et réserver sur catalogue. Cette tendance est d'autant plus pénalisante que ces rachats sont majoritairement causés par le morcellement du foncier lorsque des ayant-droits éloignés, parfois étrangers aux projets du domaine veulent céder leur parts aux plus offrants ou encore par des vignerons n’ayant pas de descendants. A l’arrivée, c'est la démarche d’approfondissement du terroir de plusieurs générations qui peut partir en fumée, juste par appât du gain ou par rancœur tenace de voisinage. Autant les offres sont flatteuses pour le portefeuille, autant elles dépossèdent en réalité les vignerons de ce qu’ils ont de plus précieux : leur identité.
Enfin, côté achats, on ne saurait que trop recommander à nos lecteurs attentifs et en particulier aux petits jeunes qui démarrent leurs caves de garnir leurs casiers de vins du Jura, d'Alsace, de Loire, de Bandol, du Roussillon, du Mâconnais avant que la mondialisation ne leur retire définitivement le tapis pouvoir d'achat de dessous les pieds.
JULIEN MARRON