« La mode, c’est ce qui se démode », Jean Cocteau
Le vin « mode » d’emploi
Il suffit de consulter les écrits pour constater que le vin, depuis son invention sans doute fortuite, a souvent été porté et emporté par des modes. Ainsi, depuis quelques années, les vins « orange » ont le vent en poupe. Vous savez, ces blancs macérés avec leur peau et vinifiés comme des rouges. Dans un restaurant branché de la capitale, j’ai bu récemment un vin « orange » français. Hormis sa curieuse couleur, ses arômes d’agrumes, son léger gaz et son acidité volatile élevée, qu’en retenir sinon sa simplicité ? Ce breuvage ressemblait comme un frère jumeau à de nombreux vins de la même famille que j’avais déjà dégustés. Il existe heureusement des cuvées « orange » de qualité : À fleur de peau du Clos du Gravillas, décrite dans nos colonnes, d’une pureté et d’une élégance magnifiques, en est une.
Voilà, c’est une mode. Elle vivra ce que vivent les modes, l’espace de quelques années ou de deux ou trois lustres. Je me souviens de celle des vins sur-extraits, destinés à flatter les papilles de Robert Parker et consorts, qui, au cours d’une dégustation, éclipsaient la cuvée fine et élégante qui les précédait ou les suivait. J’ai connu dans un passé lointain les champagnes très dosés ; aujourd’hui la mode est à l’absence de dosage, le sucre étant sans doute réservé à l’alimentation industrielle et à ses plats préparés. Rappelez-vous également, dans les années soixante-dix, les sauvignons aux arômes de buis et de pipi de chat et les cabernets francs bien poivronnés. C’était un signe de reconnaissance, car l’essor des clones, des intrants et des œnologues favorisait alors la création de clubs de dégustation et leur expansion rapide. Au sein de l’un de ces clubs, celui qui, très vite, reconnaissait un cépage au nez, était certain que la salle croule sous les applaudissements nourris. Au diable l’absence de maturité des raisins ! C’était une mode en quelque sorte. Il y eut également les appellations ou les régions à la mode. Ainsi, le bouzy rouge tant prisé dans les années quatre-vingt est quasiment tombé dans les oubliettes, sauf… dans ce numéro qui consacre un long article aux Coteaux Champenois.
J’ai glosé sur le contenu. Il est facile de s’attaquer aux contenants. Dans les années quatre-vingt-dix, les chênes de la forêt de Tronçais ont sans doute été décimés, vu le nombre affolant de cuvées élevées dans 100 % de bois neuf, voire parfois 200 %. Cette mode a ensuite décliné. On a expérimenté les œufs en ciment. Aujourd’hui, c’est le retour aux sources « géorgiennes » avec les amphores, les jarres ou autres dolia en terre cuite, dans lesquelles tous les vins acquièrent alors d’un coup leurs lettres de noblesse. N’oublions pas les cuves pyramidales et leur nombre d’or sacré, ni les toutes récentes cuves tapissées d’or. Et pour demain, que nous prépare-t-on ? Adieu le bois, le verre, le ciment, la terre cuite, vive le plastique, la céramique ou la toile goudronnée ?
Quant à la terminologie, outre la litanie d’arômes flairés à la régalade, la mode a depuis longtemps délaissé l’adjectif « complexe », même s’il peut faire encore son effet devant un auditoire de novices, et opté pour des termes plus modernes. Combien de « minéralité » ou à présent de « salinité », en attendant peut-être « minéralitude » ou « salinitude », abondent dans les commentaires de dégustation ! Quand on approfondit la définition de la minéralité, par exemple à la lecture des entretiens de David Lefebvre (N° 100 et 112 du R&B), on comprend que ce vocable ne doit pas être utilisé à tort et à travers.
Je pourrais également évoquer le soufre ou plutôt son absence. Combien de néo-vignerons se sont jetés dès leur première récolte dans le « sans soufre », avec des résultats effrayants ? Le temps n’est pas encore révolu où, dans certains cercles d’initiés, plus un vin sent l’écurie, meilleur il est. Personnellement, je qualifie ce type de vin de « sur-naturel ». Combien de bouteilles dégustées, carafées des heures, voire des jours, pour – ô miracle ! – découvrir un nectar enfin digeste ? Et pourtant, quel réel plaisir de goûter et de boire un vin sans soufre, précis, digeste et révélateur d’un terroir, telles les cuvées du domaine Calimàs qui font l’objet d’un coup de cœur dans ce numéro. Mais, on ne s’improvise pas vigneron, encore moins vinificateur, sans soufre.
Désormais, avec le déchaînement actuel des vins « nature » - sans définition légale -, la mode est à la « gouleyance » instantanée, aux vins « glou-glou ». Le consommateur, que dis-je, le connaisseur, l’amateur doit pouvoir en avaler des litres. Le vin se doit d’être souple et rond, sans trop d’aspérités, politiquement buvable. On supporte le gaz et la volatile – c’est tendance -, mais de moins en moins les tanins, sauf s’ils sont juste un peu accrocheurs. Le plaisir doit être immédiat, et il est hors de question pour une certaine catégorie de buveurs modernes de se projeter dans l’avenir, on n’a plus le temps d’attendre.
Tout cela n’est pas bien grave, me direz-vous sans doute : les modes passent, c’est même leur caractéristique première. Certes. Mais dans un secteur aussi complexe que celui du vin, produit au terme d’une élaboration subtile et à partir de cultures pérennes, une mode a vite fait d’ancrer un mode d’élaboration. Trente ans plus tard, la parkérisation des bordeaux et des côtes-du-rhône se fait toujours sentir, et le goût pour les saveurs variétales du sauvignon et de la syrah ont eu des répercussions sur les méthodes de vinification et les encépagements prônés par les cahiers des charges des A.O.C.
Alors oui, vive la créativité, l’audace et l’originalité. Mais, gare à la mode, elle a vite fait de se transformer en une très mauvaise habitude…
Jean-Marc Gatteron