Quand la Champagne desserre les rangs
Les A.O.C. françaises les plus prestigieuses auraient-elles une tendance masochiste à malmener volontairement leur image de marque auprès des amateurs du monde entier ? Nous l’avons noté à Sauternes (voir p. 3 et suivantes) où le cahier des charges de l’appellation autorise encore la chaptalisation pour l’autoproclamé “plus grand liquoreux du monde”. Même si les meilleurs domaines ont abandonné cette pratique, cette scorie réglementaire laisse planer un doute et ternit l’image de ces vins. Et voilà que la Champagne s’y met en votant, le 28 juillet dernier, une série de nouvelles dispositions (qui requièrent toutefois la validation de l'Inao), en particulier l’autorisation de diminuer la densité de plantation des vignes champenoises… sans pour autant évoquer la moindre obligation de baisse réglementaire des rendements pour compenser.
Aujourd’hui, la densité moyenne de plantation en Champagne est très proche de 8000 pieds par hectare. Un chiffre élevé par rapport à la moyenne française, mais tous les professionnels savent bien qu’une haute densité est plutôt synonyme d’un certain potentiel de qualité. Il est donc surprenant que les dirigeants d’une des appellations les plus réputées de notre pays ouvrent la possibilité de cultiver des vignes plantées entre 4000 et 5000 pieds par hectare sans dire un mot des rendements… Il n’est pas nécessaire d’avoir obtenu une agrégation de mathématiques pour comprendre que produire à des rendements quasi identiques (l’expérimentation menée durant quinze ans a constaté une baisse de 18 %) avec une vigne deux fois moins dense revient à multiplier presque par deux la production de chaque cep ! La Champagne, déjà réputée pour ses rendements généreux, n’avait vraiment pas besoin d’une telle dérive. À titre de contre-exemple, selon notre confrère Bernard Burtschy, des vignerons de l’appellation italienne d’effervescents Franciacorta, pour se démarquer de la concurrence des effervescents à bas prix de la D.O.C. Prosecco, ont fait le choix de passer la densité traditionnelle de 4500 pieds/hectare à 10 000…
Pour rester objectif, la décision champenoise s’accompagne, à l’inverse, de l’autorisation de planter des ceps plus proches dans les rangées élargies, dans le but d’arriver à maintenir une densité voisine des 8000 pieds/ha actuels pour les vignerons qui le souhaiteraient. Mais rien ne dit que l’Inao acceptera une telle dérogation, car elle n’a pas été expérimentée… Le Syndicat Général des Vignerons de la Champagne (SGV) se justifie en arguant que des vignes plus larges (et également plus hautes) nécessiteraient moins de traitements, en “bio” comme en conventionnel. Même si on considère cet argument comme recevable, un rendement par cep largement augmenté ne peut produire que des vins moins concentrés. En termes d’image, le mal est donc fait, comme de nombreux professionnels du monde entier l’ont déjà souligné. En réalité, on peut se demander si le but non avoué de ce vote n’est pas avant tout de faire baisser les coûts de production et donc de mieux “industrialiser” encore la production du champagne, en facilitant la mécanisation du travail des sols et en préparant sans doute au passage l’autorisation de la machine à vendanger (plus compatible avec des vignes larges). De quoi laisser imaginer à de nombreux vignerons “artisanaux” que les très grosses marques commerciales locales ne seraient pas mécontentes de cette décision…
Espérons que cette image potentiellement dégradée du champagne interpelle quelque peu l’Inao au moment de l’examen de la demande des modifications du cahier des charges de l’appellation…