LeRouge&leBlanc n°148

La revue

N° 148
17 €
13 €

AOP Régnié un cru confirmé

AOP Régnié un cru confirmé

Enquête / Dégustation :  Pet' Nat' plus qu'une mode

Marsala, les oxydatifs et les autres

Journal de Vigne : Je fais mon vin chiche !

Entretien Marceau Bourdarias, la taille douce

  • Domaine Etienne Seignovert Vin de France (Ardèche)
  • Chai Amandine et Quentin AOC Orléans et Vin de France
  • Domaine de Thalie AOC Bourgogne, Mâcon-Bray, IGP Saône-et-Loire
52 pages
Lire un extrait
Extrait de la revue

Les nouveaux buveurs d’étiquettes

Il y a trente ans et plus, il était de bon ton, parmi les néo-amateurs de vin, de railler ses aînés tout fiers d’exhiber leurs étiquettes de grands bordeaux adoubés par Parker. Eux ne juraient que par les valeurs montantes du Languedoc, les superbes rapports plaisir/prix du sud de la vallée du Rhône et les belles cuvées alors peu connues de la Loire.

Quelques années plus tard, Internet et ses avatars des réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Facebook) ont transformé notre façon de communiquer en favorisant une exhibition plus ou moins heureuse de nos vies quotidiennes.

Le monde du vin n’a pas échappé à cette évolution. Un mouvement commence au début des années 2010 aux États-Unis au sein de la sommellerie “branchée” de New-York où plusieurs sommeliers, très connectés aux réseaux sociaux et “suivis” par de nombreux professionnels ou amateurs, partagent leurs “trouvailles” de vins rares, créant ainsi un effet boule de neige. Les “vins licornes” sont nés, et ils concernent alors essentiellement des cuvées de vignerons disparus tels Henri Jayer (Cros Parentoux), Marius Gentaz-Dervieux (Côte Rôtie) ou Raymond Trollat (Saint-Joseph). 

Ce phénomène a rapidement pris une ampleur mondiale, mais dans une direction légèrement différente, liée plus à un courant de mode qu’à la mise en avant de domaines iconiques, mais rares. Les anglo-saxons parlent dans ce cas de “vins hypebeast”, allusion au nom donné aux suiveurs de mode dans l’univers des baskets et des vêtements urbains de sport. L’accélération frénétique de l’information pousse en effet la génération des 25/40 ans à diffuser sur Instagram la photo de la nouvelle cuvée rarissime d’un vigneron quasiment inconnu (souvent issu du monde du vin “nature”) et dont ils vantent les qualités. Et peu importe que ces thuriféraires aient de véritables compétences en dégustation, l’essentiel est d’être le premier… à “communiquer”. Naissent ainsi des légendes bâties sur le sable, sans la décantation rassurante d’autres dégustateurs, professionnels ou non.

La suite est un emballement infernal : ces vignerons mis en avant ont peu de vin à vendre, mais la rumeur amplifiée des réseaux sociaux pousse à tenter de se procurer leurs bouteilles… introuvables, sauf sur les sites de vente aux enchères où leurs prix dépassent souvent l’entendement…

Une des premières régions touchées a été le Jura (cf. R&B n°139) avec de très bons microdomaines comme ceux des Murmures et des Miroirs (entre 600 et 1000 € la bouteille aux enchères !), mais cette dérive se généralise et, presque tous les jours, on découvre sur les réseaux sociaux un néovigneron “génial” qui produit des pépites jurassiennes qu’un amateur propulse aussitôt au rang de grand vin.

Aujourd’hui, l’Auvergne et la Loire sont entraînées dans un engrenage similaire. Même la Champagne n’échappe pas à cette mode avec un emballement d’intérêt (et de cote financière) pour des noms comme Aurélien Lurquin, Romain Hénin ou Flavien Nowack.

Les connaisseurs savent qu’il faut laisser du temps au temps pour s’assurer des qualités réelles d’un vigneron. C’est la ligne que nous nous efforçons de suivre au fil de nos numéros. Même si, à de rares reprises, nous nous sommes sans doute aussi enthousiasmés un peu vite…

L’amateur sincère, très éloigné de cette furia, finit par en être une victime à double titre : à moins d’être prêt à payer des sommes astronomiques aux enchères pour des vins dont les prix de départ (domaine ou caviste) sont cohérents avec ceux de leurs appellations (25/35 € dans le Jura, 40/50 € en Champagne), il sera privé du plaisir de découvrir à son tour ces vins (parfois très bons quand même !) qui lui font envie et ces toquades alimentent en outre une inflation généralisée dans toutes les régions concernées.

Cette dérive reste profondément regrettable. En transformant le “vin boisson” en “marqueur social” et en favorisant une spéculation sur le dos des vignerons, ces nouveaux “buveurs d’étiquettes”, ces milliers de “petits Parker” du XXIe siècle, font peut-être plus de mal aux amateurs de vins que les anciens.        

LE ROUGE & LE BLANC