Minéralité et géologie
David Lefebvre et la Minéralité
Seconde interview de David Lefebvre sur la Minéralité, publiée dans le R&B N° 112R&B En 2011, vous plaidiez pour un indice de minéralité. Le sujet progresse-t-il ?
David Lefebvre : Les scientifiques ne s’intéressent ni à la salinité, ni à l’harmonie des composantes gustatives, parce qu’ils ne peuvent les chiffrer. Autant pour la persistance en bouche, ils ont des références – les “caudalies” –, ou encore des données analytiques pour l’acidité.
La définition du mot minéralité « propriété de ce qui est minéral » convient pourtant parfaitement. Mais concevoir une référence analytique concernant la minéralité est évidemment très complexe. Pour l’expliquer concrètement par rapport au ressenti des dégustateurs, je me fonde sur l’expression de la minéralisation qui est la décomposition de la matière organique pour évoluer vers un état stable. Car finalement, les vignerons décomposent la matière qu’est le raisin, ils la minéralisent. L’agronomie – et non l’œnologie ! – en donne une définition très précise : la minéralisation de la matière organique (ce qu’est le vin à la base) est sa décomposition vers un état plus stable.
Au départ, le jus est biologiquement instable, le pressurage, le débourbage, les fermentations ou le pigeage sont des étapes de minéralisation de la matière. Les molécules se décomposent pour évoluer vers des molécules thermodynamiquement plus stables que l’état initial. Il existe en fait trois types de minéralisation : biologique, chimique et physique. La minéralisation biologique correspond à l’attaque des levures, des bactéries qui digèrent des macromolécules pour les transformer en molécules plus petites et plus stables. Les différentes fermentations, la prise de mousse, l’élevage sous voile relèvent de ce même principe. La minéralisation chimique concerne par exemple le phénomène d’oxydation : la molécule oxydée est toujours plus stable que son homologue à l’état réduit. L’oxydation ménagée d’un vin est donc bien une minéralisation chimique.
Enfin, écraser un grain de raisin entre ses doigts se rapporte à une minéralisation physique. Dans le processus d’évolution des vins, ces trois aspects interviennent et peuvent aussi se combiner pour donner naissance à des phénomènes biochimiques, biophysiques ou physico-chimiques. Ainsi, au cours du débourbage, l’action des enzymes est une minéralisation chimique qui se combine avec une minéralisation biologique car les enzymes peuvent provenir des levures.
R&B Donc c'est mesurable ?
D.L. : Oui, on peut avancer des données objectives, par exemple le poids moléculaire moyen de tous les composés d’un vin. Reprenons ce phénomène de minéralisation : les macromolécules initiales du raisin, soit le niveau d'organification optimum (bien qu’en fait, ce dernier corresponde à la fleur de la vigne qui possède la plus grande complexité moléculaire), se décomposent. Le jus comporte aussi des macromolécules comme les pectines qui, sous l’action des enzymes, se transforment en molécules plus simples. Ce qui reste de la fermentation ensuite – éthanol, fructose… – devient une donnée chimique objective de ce niveau de minéralisation.
À noter que les vignerons jurassiens, lorsqu’ils élèvent leurs vins sous voile, vont plus loin puisqu’ils minéralisent l’éthanol pour atteindre une substance plus stable encore : son homologue oxydé, l’éthanal. Cette dernière n’est pas un découpage de l’éthanol mais une oxydation, donc à nouveau une minéralisation biologique. Pour évaluer les poids moléculaires, il existe des techniques d’investigation chimique poussées comme les chromatographes en voie liquide ou gazeuse.
Dans l’entretien paru dans LeRouge&leBlanc n° 100, David Lefebvre propose une définition précise de la minéralité, terme polysémique : « la minéralité, c’est relatif aux minéraux, donc aux composés stables du vin ». Représentant 85 % du vin, l’eau comprise, (contre 15 % pour les composés organiques), les composés minéraux n’ont pas d’odeur. Ils s’expriment en bouche par différents types de salinité et harmonisent les composants gustatifs du vin. David Lefebvre plaide pour un indice de minéralité qui pourrait être quantifié à partir du poids des cendres et du niveau de minéralisation du vin. Si le soufre bloque le processus ce minéralisation, c’est-à-dire la décomposition de la matière organique instable en une matière minérale plus stable, en revanche les fermentations, la prise de mousse, l’élevage sous voile font partie des processus de minéralisation. Mais pour élaborer des vins riches en minéraux qui s’exprimeront par la minéralisation, encore faut-il qu’initialement les raisins en soient largement pourvus, ce qui suppose des méthodes culturales non conventionnelles, bien sûr…
R&B Quel regard portez-vous sur la salinité ?
D.L. : Dans le raisin, les minéraux sont englobés ou enchâssés dans des matrices moléculaires. Le calcium par exemple se trouve lié dans des chaines ramifiées de pectines relativement complexes. Enserré, il est difficilement perceptible gustativement. Mais, au cours du processus de minéralisation, il change de matrice pour se retrouver entouré de molécules beaucoup plus petites. C’est par ce processus de libération des sels de leur matrice que la dimension saline apparaît. Sur ce principe, des tests ont été effectués sur le fromage avec des caséines relativement neutres. En modifiant leur poids moléculaire et à partir de dégustations à l’aveugle, il est démontré que le sel à concentration égale est beaucoup plus perceptible dans des caséines de poids moléculaire plus faible. Cette observation organo-minérale mériterait d’être investigué en œnologie. Il faut savoir que ces minéraux ne proviennent pas de la photosynthèse, mais du sol. C’est là tout leur intérêt d’ailleurs bien identifié par les vignerons.
Le travail du sol, l’enherbement, en clair les pratiques culturales saines favorisent ces échanges. En creusant des fosses pédologiques, on constate, pour une vigne travaillée en conventionnel, un sous-sol avec des couches horizontales successives très marquées et une porosité écrasée, dues à la compaction (passages des tracteurs et “semelles” de labour entre autres). Mais dans des vignes saines, telles celles observées chez Patrick Meyer (cf. R&B no 101), il y a un dégradé continu entre les horizons. Cette continuité structurale d’un sol établit le lien entre la roche-mère et les horizons supérieurs, et favorise les remontées capillaires lors de la saison sèche. C’est en ce sens que j’avais imaginé, en 2002, transférer le “rolofaca” utilisé en TCS (techniques culturales simplifiées) vers la viticulture. Lorsqu’une vigne se trouve dans un environnement pédologique favorable aux remontées capillaires et protégée du soleil, elle reste alimentée en eau et en minéraux. La verticalité d’un sol donne finalement la verticalité d’un vin !
R&B Pourquoi l’œnologie ne s’intéresse-t-elle pas à la partie minérale ?
D.L. : Objectivement parce que la partie organique est avant tout une affaire de commerce. Elle ne cherche qu’à la quantifier et à la qualifier, avec pour but l’application d’une œnologie additive. D’autant qu’il est possible de minéraliser un vin par additivation. Un laboratoire vendait ainsi une poudre appelée « Reminéral » ! Les composés organiques – acides, alcool, sucres, polyphénols, protéines… – sont le référentiel des laboratoires œnologiques et de la recherche œnologique en général. Viennent se greffer des discours de journalistes et autres bloggeurs qui spontanément expliquent que 2 ou 3 grammes de sel par litre n’ont aucun intérêt par rapport au 10 ou 15 % d’éthanol ou aux 25 grammes par litre d’extraits secs et de sucre. C’est faux, car on sait très bien que quelques milligrammes de sel modifient complètement la perception gustative d’un aliment ! Les débats foisonnent. Pour Patrick Mac Leod , les neurorécepteurs ne percevraient que l’effet du sodium, donc la salinité se résumerait au sodium. Pourtant, dans mon enfance, mon père donnait du chlorure de magnésium aux chevaux. Pour l’avoir goûté, je m’en souviens très bien. Il s’agit d’une salinité très spéciale qui procure même une sensation d’amertume.
R&B Du sel, sous une forme quelconque, pourrait-il être ajouté ? Dans l’affirmative, ce sel serait-il décelable ?
D.L. : Les vignerons se répartissent en deux catégories : ceux qui considèrent que seuls les minéraux intéressants viennent du sol et ceux, la très grande majorité, qui cherchent des recettes œnologiques. Mais l’œnologie additive ne peut être une solution durable pour la filière vinicole, car par définition elle se sert de recettes duplicables qui peuvent être exportées pour des vins voués à la concurrence mondiale. J’ai travaillé en Californie, l’œnologie additive est la règle avec un codex d’ailleurs bien plus libéral.
La minéralité n’est pas tant la quantité de sels minéraux (le poids des cendres) contenus dans le vin que l’expression des interactions organo-minérales. Bien sûr les sels ont un rôle d’exhausteur, mais l’effet de la minéralisation implique aussi une harmonisation du goût, et même plus, les vignerons parlent de forme tactile du vin. Or, le sel ajouté n’aura pas pour effet d’établir ces interactions. Pour les appellations, saliniser le vin n’est pas autorisé car il est interdit de modifier le goût du produit, même si l’on peut citer des usages déviants d’aromatisation notamment avec la barrique et les copeaux. Mais, on peut malheureusement penser que cette pratique d’ajouter des sels existe pour compenser une absence de minéralité, de la même façon que celle qui consiste à ajouter de la gomme arabique pour corriger une absence de matière.
R&B Comment donc caractériser, mesurer ces liaisons organo-minérales ?
D.L. : Depuis juin 2013, le laboratoire Duo Œnologie de Châtenois (Bas-Rhin) expérimente, sur ses fonds propres, les tests de Ehrenfried Pfeiffer. Cet élève de Steiner avait mis au point une méthode, admise par l’agronomie classique conventionnelle, pour visualiser la qualité des sols. Elle est utilisée aujourd’hui comme méthode de référence par les fabricants de compost pour évaluer la maturité d’un compost, donc son niveau de minéralisation. L’idée est de tester le vin à l’aide de cette méthode. Par le passé (Jean-Paul Gelin ), cette pratique avait donné des résultats probants, mais uniquement pour les vins rouges. Or, qu’est-ce qui différencie les vins rouges des blancs ? Les tanins, donc les polyphénols. Si ce test mettait en évidence la minéralisation des polyphénols, et fonctionne bien sur vins rouges, il restait à étudier le protocole pour vins blancs pour évaluer le niveau de minéralisation et l’harmonie de l’alcool et des sucres induite…Plus les irisations sont marquées, plus le produit est minéralisé. La poursuite de ces expériences devrait permettre l’adoption d’un protocole qui visualisera et différenciera un vin très décomposé d’un vin organique. Ce serait une révolution !
R&B À vinification identique, avec un même cépage et un même vigneron, peut-on ou pourra-t-on lors de la dégustation distinguer un vin provenant de vignes plantées sur calcaire ou sur schiste ?
D.L. : Avec ces chromatographies, on peut espérer recueillir les caractéristiques visuelles d’un vin issu d’un terroir de schiste et d’un autre provenant d’un sol calcaire. Mais le discours de Mac Leod est intéressant : en perception sensorielle, les mémoires olfactive et gustative sont très limitées. L’être humain ne possède pas dans ce domaine la performance d’un chien. En revanche, la vue est incroyablement plus développée. Si vous observez le visage d’un individu, vous êtes capable de le reconnaître parmi des milliers d’autres. L’idée de Pfeiffer était de photographier un « individu » (sol par exemple) gustatif et olfactif. Le fait de sentir, de goûter et en même temps de visualiser sa chromatographie permettra peut-être de différencier des classes d’ « individus » entre eux, donc des vins de schiste, de calcaire ou de grès. C’était historiquement l’objectif des gourmets. Ils n’identifiaient pas les arômes mais le côté tactile des vins.
Dans le cadre de l’Université des Grands Vins en Alsace, les dégustations se déroulent dans l’obscurité, à la bougie, ce qui modifie complètement les mécanismes de perception sensorielle. Dans le noir, on oublie les arômes. C’est un phénomène qui se passe à l’intérieur de soi, une sorte de méditation sur la texture ou la persistance en bouche par exemple, qui bouleverse nos repères. Ceux qui identifient un terroir de schiste ou de calcaire effectuent un rapprochement avec la physionomie d’un vin qu’ils ont mémorisée. En admettant qu’il y ait une spécificité gustative liée à la présence d’un terroir précis, les capacités d’un être humain demeurent trop limitées. Mais, à mon sens, ce n’est pas l’objectif. Ce qui importe, c’est la personnalité d’un vin quel qu’il soit, et surtout qu’il soit inimitable. En outre, Mac Leod a raison lorsqu’il proclame que le goût de terroir n’existe pas ! Car nos capacités neurosensorielles sont physiologiquement trop limitées.
R&B La minéralité serait donc le résultat de la minéralisation ?
D.L. : Oui, c’est l’ensemble du niveau d’avancée de minéralisation qui confère la minéralité. Prenons un même jus. Une partie subit des opérations œnologiques (soutirage, sulfitage, filtrage…) en janvier. L’autre partie fermente longuement sur lies pendant 12 mois, voire plus. On compare les deux. La différence gustative, c’est-à-dire la salinité et l’harmonie des composantes, correspond à la vraie définition de la minéralité ! S’il lui reste des sucres résiduels, la sucrosité du vin ayant subi une longue fermentation sera beaucoup plus harmonieuse, non asséchante. Il en est de même pour l’acidité, l’alcool, les tanins. On peut corriger l’astringence d’un vin en travaillant sur la matière organique à l’aide de collages ou de micro-oxygénations, mais la salinité a pour effet de gommer l’astringence ! C’est pour moi une découverte ! L’expérience est simple à réaliser : il suffit de mettre une même quantité de tanins et de pépins dans une eau douce d’une part et dans une eau minéralisée d’autre part pour s’en rendre compte.
R&B Si, après un certain vieillissement, on distingue difficilement les cépages constituants des vins, cela ne signifie-t-il pas que la minéralisation tend asymptotiquement à l’uniformisation des saveurs ?
D.L. : La minéralisation entraîne la perte des caractéristiques variétales. Si l’on prend l’exemple d’une fleur, avec le temps elle perdra ses pigments colorés (en fait ses anthocyanes). Mais deux roses dissemblables qui ont perdu leur pigmentation resteront morphologiquement différentes. Chaque être vieillit, minéralise. Notre visage évolue avec le temps. Est-ce pour autant que les personnes âgées se ressemblent ? Les individus sont différents, qu’ils soient jeunes ou vieux. Pour le vin, certes la matière organique participe à la diversité des individus, mais, avec le temps, cette diversité n’a plus trait à cette matière organique, mais à la dimension tactile, à la persistance. C’est donc une autre identité. La dimension variétale (citrus, agrumes, menthe…) se transforme. Le plus important est que ce soit différent au départ. Une parcelle avec une armée de clones sur un sol mort, et qui ne communiquent pas entre eux, apportera une base organique. Au contraire, des complants, des cépages qui ont acquis des variantes génétiques, et qui communiquent par exemple en échangeant des gènes par mycorhizes, apporteront une complexité. Plus cette complexité originelle est présente, plus le vin sera complexe.
R&B Un vin minéralisé deviendrait donc en quelque sorte “ultra-organique” et n’aurait pas cessé d’être organique ?
D.L. : S’il est devenu minéralisé, c’est qu’il s’est trouvé à un moment donné à un stade organique. Entre deux vins, l’un est toujours plus minéralisé que l’autre. L’organique et le minéral représentent en fait deux pôles et les vins se situent toujours entre les deux. Le pôle entièrement minéral correspond à une matière complètement décomposée, ce qui, au stade ultime, correspond à l’eau, aux carbones transformés en gaz carbonique et aux sels, précipités ou solubilisés. Cet état est le plus stable possible.
R&B Quelles pourraient être les conséquences concrètes d’une approche minérale du vin ?
D.L. : Un exemple : l’Alsace a légiféré sur la sucrosité des rieslings en adoptant une approche organique, c’est-à-dire par le rapport sucre/acide. Une approche minérale aurait consisté à légiférer en fonction du rendement. Un rendement faible ou raisonnable, même si les méthodes culturales sont conventionnelles, modifie le rapport raisins/ quantité de racines. Des rieslings de plus bas rendement tolèrent beaucoup plus de sucre résiduel.
R&B Vous définissez deux visions conceptuelles du vin qui donnent naissance à deux types de vin : ceux de type organique et ceux de type minéral. Pouvez-vous précisez ?
D.L. : C’est un constat, je ne veux pas les opposer. 90 ou 95 % des vignerons élaborent des vins organiques avec tout un arsenal technologique et chimique : soutirage, stabilisation, sulfitage, collage, filtrage… Pour leur défense, il faut savoir que la fiscalité est un sérieux frein au stockage des vins et donc à la minéralisation ; c’est pourquoi, fiscalement parlant, le flux tendu est préférable. Malgré quelques marques de terroir, ces vins sont très facilement modifiables parce que l’œnologie est performante.
À l’opposé, l’effet de minéralisation s’appuie entre autres sur le temps, et le temps c’est de l’argent. Des fermentations de 24 mois, telles celles qui sont effectuées par Jean-Pierre Frick (cf. R&B no 78), ne peuvent être compensées par quelque procédé additif que ce soit. Or l’œnologie ne sait pas condenser 20 ans de vieillissement en bouteille sur une année, même avec des artefacts telle la micro-oxygénation. En outre, l’utilisation du soufre va à l’inverse du processus de minéralisation, puisqu’il joue un rôle de blocage chimique. Il fige la matière organique en combinant par exemple les anthocyanes. Le vin garde son éclat, mais la matière n’évolue plus. Il en est de même avec des processus physiques membranaires. Intuitivement, des vignerons comme Patrick Meyer ou d’autres l’ont compris. Pour ma part, je ne suis qu’un miroir. La rencontre avec ces vignerons me permet de formaliser, de confirmer leurs intuitions sur le papier.
R&B Vous évoquez parfois dans vos écrits le stress oxydatif. Comment le définir ?
D.L. : La viticulture, comme toute culture, entraîne des stress oxydatifs : effeuillage, épamprage, taille… Tailler la vigne, c’est la blesser donc lui infliger un stress oxydatif. Si les vignes sont « matraquées » par des méthodes culturales inappropriées, le jus de raisin, cette matière vivante, mémorise tous ces stress. Ce qui se traduit par une sensibilité à l’oxydation. Les travaux de Louis-Claude Vincent qui portent sur l’étude des micro-organismes (champignons, algues…) le démontrent. Ainsi, un jus de fraise, issu d’un protocole conventionnel, s’oxyde lors de la fermentation car le milieu sélectionne des souches oxydatives. En revanche, ce même jus, issu quant à lui d’un protocole cultural au cours duquel la vitalité est préservée, sélectionne entre autres des micro-organismes plutôt réducteurs du type Saccharomyces cerevisiae. Se passer du soufre pour minéraliser davantage un vin suppose un minimum de stress oxydatifs en amont, donc un sol bien vivant et un minimum de traitements agressifs contre le mildiou ou l’oïdium. Le soufre, au pressoir notamment, servant à protéger la matière, est inutile si cette dernière possède la vitalité nécessaire pour s’auto-protéger.
Il existe un autre aspect non négligeable, notamment pensé par Bruno Schloegel à Wolxheim (Domaine Clément Lissner) : le niveau de complexité organique. En considérant une parcelle comme un organe vivant, plus sa biodiversité est complexe et ses ceps interdépendants, plus son potentiel de minéralisation est élevé. Les jus minéralisés garderont aussi la mémoire de cette richesse initiale, à l’instar de fouilles archéologiques qui mettent au jour d’anciennes civilisations plus ou moins avancées selon le degré d’interdépendance des individus qui en ont fait partie. Les ceps, selon le “réseau de Hartig”, du nom d’un agronome allemand du XIXe siècle, communiquent entre eux par l’intermédiaire des mycorhizes et de la rencontre de leurs filaments mycéliens, et échangent du matériel générique.
R&B J’ai appris que vous aviez acquis une parcelle de vigne ?
D.L. : Effectivement, j’ai acheté voilà trois ans une parcelle de 20 ares de riesling à Saint-Nabor, près du mont Sainte-Odile. 2013 sera ma première récolte. Juste à côté se trouve une vigne sauvage, franche de pied, de l’espèce Vitis vinifera, atteinte de gale phylloxérique. Cette vigne n’est ni atteinte par le mildiou, ni par l’oïdium. Ce qui signifie que dès qu’une vigne est mise en culture, elle est sujette aux maladies, ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle reste accrochée à un support vivant. C’est d’ailleurs la thèse développée dans un ouvrage de Philippe Chrétien Oberlin Quand j’ai récupéré ma parcelle, elle était en friche et des arbres y poussaient. J’ai conservé ceux qui se trouvaient sur le rang. C’est ainsi que j’ai constaté que la vigne ne se lie pas à tous les arbres : elle ne grimpe pas aux bouleaux – le bouleau, c’est l’eau alors que la vigne est une plante de soleil –, ni aux noisetiers. En revanche, elle fait bon ménage avec les cerisiers et les pommiers. Le sol est rempli de carottes sauvages, ce qui, d’après l’ouvrage de Gérard Ducerf , est signe de décompaction et donc de « verticalisation » des sols, ces plantes possédant des racines pivotantes